LEBOHANG KGANYE | THE WORK OF SHADOWS

  • Lebohang Kganye : Une Tisserande de Lumière

    Text by Renée Mussai

    Lumière/Ténèbres

     

    En ces temps de ténèbres métaphoriques épiques – tandis que les désastres économiques, politiques, sociaux et climatiques prolifèrent et que l’on viole les droits humains à la clarté du jour – que faut-il pour œuvrer avec la lumière, chercher la lumière, s’initier à la lumière ? Pour rendre visible, illuminer, stimuler le regard ? Comment pouvons-nous empêcher la perte et la dissimulation opaque, camouflée de souvenirs personnels, familiaux ou tribaux ? Comment éclairer les traditions matrilinéaires et contrecarrer l’abolition mutilante des médiations  féminines, trop souvent détournées voire occultées.

  • Elle Illumine, Récupère, Unifie…

    Dans un monde qui coexiste avec cette réalité, une  artisane visionnaire de la lumière transcende la technique de la photographie, en tissant les fils arachnéens d’existence révolues en créant une toile visible et identifiable. Au service de la libération et de l’interpolation, elle entrelace et déroule souvenirs, expériences, anecdotes, ontologies et épistémologies familiales, en des montages particuliers d’images portraits, figés ou mobiles, unifiant des fréquences picturales dans des scènes élaborées avec minutie de juxtaposition d’animations, de loisirs, d’invitations : autant d’installations sculpturales immersives qui sont en même temps des simulations et des récupérations, intrinsèquement reliées et d’une conception inventive.

  • Dépositaire de nombreux héritages polysémiques, Lebohang Kganye est initiée aux modes spéculatifs et performatifs d’un ventriloquisme visuel, lequel illumine ses valhallas ancestraux.   Dans son nom de famille, la lumière – Kganye – est insérée au cœur de son étymologie, enchâssée dans sa généalogie, où elle niche, absorbée, influencée, fragmentée par de multiples mouvements, migrations et transpositions. Sa vocation, c’est de déconstruire ses significations fluctuantes, ses incantations, ses variations. Forgeant un langage photographique de réparation – composé de tremblements, de murmures, d’illuminations – elle reconstruit un récit où la poétique de l’historiographie, de la théâtralisation, de l’indigénéité, de l’autobiographie est amplifiée et rectifiée, tout en étant ancrée dans la symbolique et la réalité.

  • Focalisée sur les femmes, de sa lignée et de l’histoire en général, par l’intermédiaire d’incarnations et de représentations transgenres, elle scande, transmue et communie avec la lumière comme alchimie, catalyse, agrandissement, dilatation. En l’occurrence, la lumière lui sert de compas dans une construction en cours, une conversation inachevée – en fait, jamais close – sur les mécanismes de la création, de la formation (de l’identité).

  • Qu’il s’agisse d’une Ré-imagination sous forme de découpes  en carton grandeur nature d’une série de « scènes » domestiques constituée par l’installation circulaire, participative, saluée par la critique de Mohlokomedi wa Tora (2018) ou de la plus récente transposition sur textile de Mosebetsi wa Dirithi (2023-2024), Kganye cultive l’héritage (visuel) de sa famille avec une sollicitude lumineuse et un engagement cyclique : elle éclaire son héritage qu’elle transmet avec enthousiasme dans le présent. Dans Mohlokomedi wa Tora, la lumière – en tant que méthode, métaphore et motif – apparait simultanément fragmentée, brisée, réparée. Dans Mosebetsi wa Dirithi, des portraits commémoratifs de proches présentent une superbe tapisserie pour imaginer autrement en un premier plan stable : leurs silhouettes imposantes, saisissantes, évoquant celles exaltées et auto-façonnées d’albums photos locaux d’où elles proviennent, tissées dans l’étoffe expansible d’un présent fluide, libérées du carcan des cadres.

  • L’évolution d’histoires familiales – histoiresd’elles, histoires d’iels, histoiresd’autres – restituées avec sensibilité et d’une manière démonstrative, monumentales et immortelles. Des présence individuelles ou collectives, marquées différemment par les lois sur la propriété foncière coloniale et sur la ségrégation de l’apartheid, par des migrations forcées et des déracinements, flottent dans une chorégraphie spatiale et temporelle où des interprétations visuelles et métaphoriques fusionnent.

     

  • Elle Re/A-ni-me…

    Où sont les histoires effacées ou refoulées ? Qu’en est-il de visages jamais aperçus, de corps échappant à la « capture » photographique, qui ont résisté ou été oubliés par la pulsion enregistreuse de l’équipement d’un chroniqueur – stylo, appareil photo ou autre ? Qui sont les personnages que nous n’avons pas rencontrés, les vies jamais racontées, les traces toujours introuvables.


    D’une affabulation créative et d’une fabrication essentielle, le Vernaculaire Visuel composite de Kganye, Keep the Light Faithfully (2022), convie à une réflexion nuancée sur la construction de l’histoire, réanimant les récits manquant des gardiennes de phare du XIXe ou XXe par les témoignages oraux d’ouvriers (mâles) qui exploitaient des phares dans les coins les plus isolés du littoral d’Afrique du Sud.

  • Dans une série de diaporamas, les multiples facettes de l’image du phare sont évoquées avec subtilité : comme demeure privée et refuge absolu ; comme point de référence et orientation  fournissant une assistance à la navigation, des instructions et une protection lors d’instants de moindre visibilité ; une possibilité de survie à moins que ce ne soit la concrétisation emblématique  de la présence impériale sur terre et sur mer, érigée en prévision de  l’expansion des empires et du transport de victimes de trafics/ asservies.

  • L’artiste en personne se trouve au centre de la dramaturgie, elle se donne du mal pour expliquer, immergée dans une narration décousue où faits, formes et fictions s’enchevêtrent. Parmi ces actes relatifs au remaniement d’inscriptions et de la mémoire, Kganye recueille et exprime les souvenirs d’autres personnes et, sur le mode radical propre au montage féministe  – découpes, collages, pliages – elle adapte ces fragments dans des histoires genrées du quotidien, forgées, sculptées et modelées à partir de l’art du conte puisé dans le mythe.

  • Au cœur de ce monde construit de l’expérimentation, c’est toujours l’artiste – la femme – qui « travaille » : mobilisée comme ses ascendantes (ou aïeules) par divers modes, souvent invisibles, de travaux génératifs et de service public. L’imbrication de la lumière et du service est étroite, l’une et l’autre discréditent et bouleversent les ramifications genrées inhérentes à l’activité de prendre soin de et de réparer avec.  

  • Elle Porte/Reconstitue/Estampille…

    Une silhouette solitaire, visiblement accablée par la charge d’un sac lourd foule le chemin érodé d’un panorama de 22 panneaux vidéo. Elle avance à grand-peine et transmue la topographie désertée d’une collection de dessins, aux diverses teintes de jaune, presque complètement dépeuplée, et son arrivée infléchit successivement chaque tableau, du fait de l’oscillation  de son corps en mouvement permanent. A la manière d’une artiste-alchimiste itinérante, elle transforme la surface/le paysage (mono)chrome de chaque tirage. La force perceptible de sa présence physique, de son toucher, modifie et influe sur chaque écran, tandis qu’elle franchit un territoire qui ne lui appartient pas et qui change, au fil de sa traversée, d’une image esquissée à la main à une représentation basée sur l’objectif. 

  • Dans l’installation vidéo immersive A Burden Consumed in Sips (2023), une enquête archivistique devient une expédition cinétique de juxtaposition où, remontant le passé, Kganye bouleverse et décolonise l’œuvre de la peintre et photographe Marie Pauline Thorbecke, auteure des impressions/impositions d’arpentage effectuées en 1911 au cours d’une mission ethnographique au Cameroun, pour le compte de la Société coloniale allemande.

     

    Galvanisée par un paysage sonore qui, s’intensifiant au fil des scènes, monte peu à peu en un crescendo d’incantations et de répercussions, la protagoniste du film se déplace stoïquement dans chaque représentation, s’inscrit dans les dessins d’arpentage dépeuplés avec une violence inouïe par leur première architecte, par la main de l’illustratrice impériale qui avait gommé/déplacé leurs habitants indigènes. La croisade interventionniste de l’artiste culmine dans son rapatriement symbolique des butins de l’expédition – représenté sous forme de terre, restituée – 110 ans plus tard. Il s’agit d’un geste ré/générateur, compensateur, d’une invocation poignante adressée aux échos persistants d’extraction impériale et à la circulation de « collections ethnographiques » entreposées dans des musées européens, autant de cultures matérielles et d’objets appartenant aux anciennes colonies africaines.

     

  • Assombrissement et jugement, les croquis à l’encre de Thorbecke qui vibrent d’un passé colonial sont poétiquement subsumés dans les compositions contemporaines de Kganye, jusqu’à une complète annihilation. A mesure de son empiètement sur chaque esquisse, à fois estampillée et animée par sa présence, l’œuvre pose des questions pertinentes sur la propriété et la restitution ; sur la terre et les objets, les êtres et les histoires, ainsi que sur la capacité d’agir des femmes et le regard féminin impérial jeté sur les territoires assujettis. Qui doit porter ce fardeau, à qui échoit l’aptitude à une réaction, dans le but de compenser, graver et regraver ?

  • Ses efforts dans chaque frame, composée avec soin, reconstituée avec minutie – toujours en mouvement, dans le cadre duquel elle se ressaisit et récupère ses affaires, encore et encore – fait penser à l’essai de référence d’Ursula K. Le Guin The Carrier Bag of Fiction (le Fourre-tout de la fiction), où elle présente le premier équipement culturel comme un « récipient » – ou un vecteur sous diverses formes. Une feuille, une calebasse, une coquille, un sac, une écharpe, une besace, une bouteille, un pot, une boîte, un contenant. Un support. Un récipient « débordant de perpétuels commencements, d’initiations, de pertes, de métamorphoses et de traductions. » Comment poursuivre notre chemin la tête haute avec notre fourre-tout rempli d’une accumulation de « choses » et d’expériences vécues, tant personnelles que politiques ? Quelles questions urgentes, primordiales – ou réponses – contient-il ? Quelles histoires tues – autant de fardeaux – continuons-nous à porter en nous ? A qui appartiennent-elles ? Quelles sont les histoires anciennes que nous devons préserver, divulguer, et les inédites que nous devons créer ?

     

  • Ténèbres/Lumière

    En tant que performeuse, destinataire, réalisatrice et traductrice, Kganye est elle-même le vecteur, le récipient, le contenant, qui oriente et dispense des actes de résistance sereine et d’obstination. Les quatre ensembles d’œuvres rassemblées dans The Work of Shadows le reflètent dans la Patinoire Royale Bach. Avec toute la puissance picturale, tactile, sonore et affective des fréquences d’images, nous parvenons à sentir, appréhender, percevoir d’une façon palpable comment  Lebohang Kganye, dépositaire et  convoyeuse (lumineuse) de souvenirs est une cueilleuse de re/fractions et d’irradiations/illuminations, une féministe de la décolonisation, une tisserande de lumière, qui nous rappelle « qu’il y a toujours des graines à ramasser et de la place dans la corbeille d’étoiles », fût-ce dans les périodes les plus sombres.

  • LEBOHANG KGANYE

    LEBOHANG KGANYE

  • Lebohang Kganye (sud-africaine, née en 1990) utilise la photographie, la vidéo et les médias mixtes pour créer des œuvres profondément documentées qui superposent l'historiographie, la théâtralité, l'autobiographie et la poétique dans des installations souvent sculpturales. Le nom de l'artiste est étymologiquement lié au mot Sotho pour la lumière, "kganya", et apporter de la lumière et de la vie à des histoires postcoloniales stratifiées est un fil conducteur dans sa pratique.

     

    Elle est lauréate du prix de la Fondation Deutsche Börse, 2024, pour son exposition Haufi Nyana ? I've Come to Take you Home, qui a eu lieu à Foam, Amsterdam (2023). Parmi les autres récompenses récentes notables, citons le Foam Paul Huf Award, 2022, le Grand Prix Images Vevey, 2021/22 ; et le Camera Austria Award, 2019.

     

    Elle a récemment exposé à TATE, à la Fondation Barnes, à l'Art Institute of Chicago, à la Yale University Art Gallery, etc. En 2022, Kganye a été l'un des trois artistes exposés dans Into the Light, le pavillon sud-africain de la 59e Biennale de Venise.

     

    Les œuvres de Kganye font partie de collections publiques telles que la Smithsonian Institution, l'Art Institute of Chicago, le Getty Museum, le Museum of Fine Arts, Houston, le Musée d'Art Moderne de Paris, le Victoria and Albert Museum, la Verbund Collection, la Walther Collection et le Carnegie Art Museum, entre autres.