ORDINARY MADNESS: JEANNE SUSPLUGAS
La pratique polyphonique de Jeanne Susplugas isole les formes et stratégies de l’enfermement - physique, social, intellectuel et émotionnel. À travers l’usage de médiums variés tels le dessin, l’installation, la sculpture, le film, la céramique ou la réalité virtuelle, l’artiste met en forme les liens étroits préexistants entre les sciences, l’économie et le vivant, ainsi que les injonctions de l’époque au contrôle permanent de nos humeurs. Pour sa quatrième exposition personnelle à la galerie La Patinoire Royale Bach, elle réunit, sous un titre qui rappelle un recueil de nouvelles de Charles Bukowski, un ensemble de pièces interrogeant les méandres de nos cerveaux.
Affiliant médecine, normativité et nature, Ordinary Madness fait place à une iconographie concentrée : des formules chimiques (endorphine, sérotonine, éthanol et autres drogues), dans les sculptures et les dessins, font état d’un pharmakon supposé nous aider à naviguer dans un monde où la quête de bien-être tendrait vers l’addiction (Bottles, sans titre (molécule)), autant que l’idéologie : le concept récent de biomorale, introduit par la philosophe Alenka Zupančič, désigne une tendance grandissante à percevoir le bonheur comme consommable, ou injonction capitaliste, mais également comme une obligation morale souvent au détriment des valeurs sociales d’acceptation et de diversité.
Les céramiques Plantes toxiques matérialisent les formes cellulaires de plantes dont la toxicité est bien connue. La nature y apparaît ambiguë, plus seulement le lieu du care (telle la mère nourricière) mais possiblement dangereuse, paysages de nos angoisses et de nos dysfonctions. Les pièces Sans titre (Éthanol) ou Acupuncture reflètent une translation palpable, mais aussi quasi autoritariste du terme d’écologie au sens duquel l’entendait Félix Guattari, c'est-à-dire mentale, sociale et environnementale. L'enfermement et l’addiction, thèmes chers à l’artiste, semblent laminer le fantasme et le désir, mettre l’individu dans une non-demande.
Déjà dans de récents dessins et wall-drawings Jeanne Susplugas explorait déjà la question des généalogies (ses deux parents travaillant par ailleurs dans le secteur des plantes médicinales). Forêt généalogique représentait un arbre de chantiers familiaux se nourrissant de phobies et aliénations. Dans le même sens ici, Chemin initiatique, installation de rochers sur lesquels sont gravés des mots, invite à nous défaire de nos schémas répétitifs. Il est alors question de soutenabilité psychique, manifestée par la prise d’aide chimique chez nombre de populations (ici la biomorale répond au terme de biopouvoir défini par Foucault, dans les années soixante-dix : une gouvernance établie non sur des zones géographiques mais des populations humaines). Si tant est que notre époque ne bâtit pas son propre radeau de la Méduse, le travail de Jeanne Susplugas répond à un besoin urgent d’habitabilité, tant de nos corps que du décor qui les contient.
Les jeux d'échelle sont très présents dans le travail, évoquant à la fois l’infiniment petit, que l'on découvre au microscope, et la place que l’on prend dans un environnement : autant de variations qui viennent questionner l’ « autre ». Notre société actuelle, liquide et hyper connectée, sur le modèle d’un organisme, ne tendrait-elle pas à promouvoir une performativité permanente, concourant à la logique d’un monde plus uniquement sain, mais devenu industriel, libertarien ? Une oppression à suivre des normes, dont on fait promotion sous couvert de progrès social. Bird, sculpture de verre en forme de clitoris, évoque la place fragile des femmes dans un socius patriarcal. L’objet fait suite à une version déjà réalisée en réalité virtuelle (I will sleep when I’m dead, 2020). Jeanne Susplugas raconte la condition humaine via une tentative de faire corps (physique comme social). Ses œuvres invitent à l’individuation dont parle Georges Simondon : cette capacité à agir de soi-même.
Ordinary Madness encourage à troquer toute prescription donnée, pour une mise en élan volontaire. Engageant de nouveaux rapports à la nature, à l'autre et à nous-mêmes, l’exposition enjoint à faire de nos friches intérieures des jardins de subsistance.