INFINITE END: JAN DRIES

6 Septembre - 18 Décembre 2019
Présentation

Il est de ces projets qui naissent sans les avoir réellement élaborés, semble- t-il, tant sont naturels leur gestation, leur conception et, finalement, leur concrétisation. L’exposition Infinite End consacrée au sculpteur belge Jan Dries est de ceux-là. Elle est à cet égard parfaitement conforme à l’œuvre de l’artiste elle-même: juste et parfaitement cohérente.


Pour sa première grande exposition personnelle à Bruxelles et depuis son départ pour son dernier grand voyage initiatique, l’artiste paraît avoir aligné de Là-Haut les éléments et les astres en une harmonieuse conspiration pour faire naître ce qu’il convient de qualifier de « rétrospective spirituelle », un passage en revue de ses pensées de pierre.


Au départ d’une sélection de quinze œuvres, c’est au balcon de son œuvre tout entier que sont convoqués les visiteurs, lesquels avaient déjà pu admirer son travail lors de l’exposition Sculpting Belgium à la Patinoire royale en 2017.
Et en terme d’évolution, force est de constater l’extraordinaire cohérence de son travail, si l’on aligne chronologiquement, et dès le début des années 60, les différentes pièces ici rassemblées: tout est compris, synthétisé et abouti, dès le départ. Ce qui frappe d’emblée est, en effet, la maitrise du marbre, matériau de prédilection de notre artiste, qui caractérise ses premières productions.


C’est le propre des génies que d’établir très tôt dans leur carrière, artistique ou autre, les grands axes de recherche qui vont, leur vie durant, animer leur pratique, recherches infinies par la nature même de leur pensée et de leur expression artistiques.


Car le ciseau de Jan Dries, en fait, ne sculpte pas le marbre: il taille et donne forme à une pensée, chaque fois originale et soutenue, qui habite chacune de ses œuvres. Plus qu’un sculpteur, Jan Dries est avant tout un penseur, un philosophe qui cherche dans une forme, illimitée par essence, puisque libérée de toute contingence fonctionnelle, la plus parfaite matérialisation de l’esprit, qui est aussi intuition chez lui. Pas de truc, pas de répétition, pas d’errement. Jan, telle une flèche qui gagne le coeur de la cible, dans la fulgurance du trait, avec la concentration et avec la précision de la force contenue, va droit au but, sans hésitation. Sa sculpture est avant tout une réflexion, et constitue en quelque sorte l’aboutissement d’une longue maturation spirituelle, l’acte final d’un long processus de gestation.


En ce sens, la sculpture de Jan Dries donne la main au musicien qui pense à sa note, à son accord, avant de toucher son clavier ou sa corde, en les voulant les plus justes et parfaits; c’est cette pensée qui donne souffle à sa musique, pas le son en tant que tel. La pierre, le ciseau, la sellette, l’atelier,... ne sont que les supports matériels d’une pensée en acte, toujours discursive et en permanente régénération.


La sculpture de Jan Dries s’inscrit dans la continuité des grands marbres pré cycladiques grecs, où l’économie de moyens et l’unité conceptuelle SONT la forme. Polissant le Carrare pour égaler le satin de la peau humaine, raffinant jusqu’à la rupture les épaisseurs et les angles, et conférant ainsi à la lumière le pouvoir d’en illuminer l’intérieur, ses œuvres sont des sommets de sensibilité et de sensualité.


Carrare qui a donné sa forme au nom même de « carrière » est devenue son Graal personnel, le théâtre même de sa carrière a lui : il s’y installe en 1962 et y trouve la force de son inspiration, la légitimité de sa démarche et l’essence (le sens aussi !) de son initiation de sculpteur. Plongeant à pleines mains dans cette matière subtile, froide et capricieuse, il communie avec ses illustres prédécesseurs en éprouvant, parfois dans la souffrance, les mêmes émotions charnelles que celle des sculpteurs anonymes des portraits républicains romains. Michel Ange et Bernin sont ses conseillers les plus avisés et ses vivantes amitiés dans la carrière, à l’atelier, ainsi que dans la petite communauté de sculpteurs qui se regroupe autour de cette mine de lumière à ciel ouvert, le modèlent, lui aussi, comme sous l’effet d’un ciseau invisible, trempé d’humanité, de générosité et de sincérité. Les trois jambes de force de la création artistique.


L’intuition paraît être, comme dans l’invention scientifique, le moteur de son travail. Il pressent une forme, la devine, la dessine, l’envisage dans son cerveau perspicace: il en sort une forme parfaitement inimaginable à priori, car elle ne peut être vérifiée à posteriori que par sa réalisation - proprement dit: réaliser, c’est-à-dire accéder au réel par l’acte de sculpter.


Bien souvent ses sculptures jouent des courbes gauches, soit des formes et des volumes que le cerveau ne peut concevoir à priori, mais qui ne trouvent leur formulation que par l’acte de création qui leur donne forme. L’artiste joue avec notre esprit et notre perception comme dans un jeu de mot. Il nous surprend et nous ensorcelle par le recours à des formes tautologiques (dont les parties font citation de leur propre tout) ou des arêtes infinies qui ne forment qu’une seule et même courbe. Ces jeux de prismes ou de volumes voilés, ces intrications complexes d’éléments combinables en des touts variables, ces plans hélicoïdaux qui s’épousent, séparés par un vide qui devient matière, sont autant de variations sur un même thème métaphysique: rendre compte de la complexité de la Création sans jamais en trahir l’apparente et évidente simplicité.


Il y a dans la contemplation des œuvres de Jan Dries une plénitude qui se mêle de satisfaction, comme lorsque l’on observe la perfection de la volute d’un nautile ou la cristallisation d’un flocon de neige. Ce faisant, Dries semble vouloir nous aider à élucider le rapport de l’homme au monde, dans une nouvelle phénoménologie sculptée, mettant à l’étude des phénomènes de perception, à travers l’expérience vécue d’une sensorialité visuelle et tactile inédite, qui traduit également un fait de conscience à soi et au monde.
En présentant concomitamment cette rétrospective avec la vaste fresque PAINTING BELGIUM consacrée aux abstractions dans la peinture belge des années 45-75, la Patinoire Royale Galerie Valerie Bach entend élargir le spectre de l’abstraction à sa forme sculptée, ici traitée avec Dries dans sa matérialisation la plus aboutie.


Nous ne dirons pas suffisamment le tribut que la galerie doit à « l’Estate » Jan Dries qui, depuis le décès de l’artiste, prolonge et amplifie la magistrale œuvre du sculpteur. A eux trois, Jet, Mieke et Peter forment une trinité: tri- unitas, trois entités distinctes formant une unité parfaite. La première est l’épouse de Jan, la deuxième en est la fille et le troisième est à la fois le frère de la première et l’époux de la seconde.


Puisse chacun voir dans cette intrication des rapports personnels entre eux la plus parfaite incarnation du testament et de la pensée de Jan Dries, déposant jusque dans l’amour de ses proches la subtilité de sa pensée en une triangulaire et indéfectible œuvre humaine.


–  Constantin Chariot

Vues de l'exposition